L’illustre inconnu

Je crains que l’amour que je porte à ce cher Christophe ne survive pas à ce voyage. À l’heure où j’écris ces lignes, d’ailleurs, il est fort possible que le poison de la jalousie ait déjà eu raison de notre amitié.

   Cette idée — celle de découvrir une nouvelle route pour les Indes —, c’était la mienne. La carte qu’il a présentée à notre roi, c’était moi qui l’avais dessinée, en me basant sur le récit de marins étrangers interrogés au cours de mes voyages. Je suis sûr que cette route existe. Je suis certain, absolument certain qu’en naviguant vers l’ouest, nous y parviendrons. Mais qui écoute les rêves fous d’un second sans nom et sans fortune ?

   Et pourtant. Quand il a été trouver le roi, on l’a écouté, lui. Trois navires ! Ils lui ont donné trois navires, des canons et suffisamment d’or pour un équipage de qualité. Pensez-vous qu’il lui serait venu à l’idée de me confier le commandement de l’un d’eux ? La Nina m’aurait suffi. Mais non.

   Hier soir, alors que nous jouions aux cartes et qu’il trichait comme un sagouin, j’ai décidé de le braver. « La première ville que nous fonderons, ai-je dit, je souhaite que nous la baptisions du prénom de ma chère épouse, Mercédès. En sa mémoire. » Mais Christophe m’a jeté ses cartes au visage, méprisant comme il peut l’être parfois.

   Je me suis retiré sans un mot, comprenant que ce n’était pas le moment d’aborder la répartition de l’or, si jamais nous en trouvons. En regagnant mon hamac, je contemplai la lune, haute dans le ciel nocturne, et sa jumelle se reflétant dans les flots. Si un jour le mousse en haut du mât crie « Terre ! Terre en vue ! », s’il s’avère que j’ai raison… est-ce mon nom ou celui de Christophe que l’Histoire choisira de retenir ?

© Emilie Le Garben

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